Un besoin de se réinventer

Si le qualificatif de retraité revêt des significations diverses, aussi bien positives que négatives, il n’en reste pas moins que vieillir demeure un tabou dans la société actuelle. Il semble que nous fermions les yeux sur le vieillissement de nos pairs, mais également sur notre propre condition d’humain. Pour autant, ce que nous appelons le « départ à la retraite » ne coïncide pas nécessairement avec l’apparition de fragilités physiques¹ : ce serait plutôt le commencement d’une nouvelle étape de la vie. L’évaluation des personnes âgées par les groupes iso-ressources (G.I.R), selon leur degré d’autonomie uniquement, semble, de ce fait, inadéquate. La vie de no worker ne peut être réduite à l’attente des probables dépendances à venir. Les sept interviews de séniors, menées au cours de cette enquête, nous permettent de qualifier autrement la période de la vie qui suit l’activité professionnelle. Pour Yvette, par exemple, la vieillesse est déterminée par le « mental ».

Pour Ginette, c’est son rapport aux autres qui lui fait prendre conscience de sa vieillesse. Une vieillesse qu’elle accepte puisqu’elle lui donne un rôle et un statut de doyenne et de repère au sein de son territoire.

” Quant à Marie, entrer dans l’âge de la retraite lui permet de s’autoriser un lâcher-prise. Il n’est pas encore question de dépendance, même si elle l’anticipe dès aujourd’hui. “

La perception de la vieillesse varie et les premières fragilités apparaissent à des âges différents selon les parcours de vie. De ce fait, il est bien difficile de déclarer que la vieillesse, celle qui se fait sentir au quotidien, commence à 60, 70 ou 80 ans. À contrario, l’âge précis de départ à la retraite sert de repère objectif.

Pourtant, cette transition majeure est peu anticipée et rarement accompagnée. Elle peut arriver soudainement, créer une rupture brutale dans un mode de vie rythmé par le travail, riche de multiples interactions sociales.

Il s’agit alors d’adopter un nouveau rythme, de trouver une nouvelle place dans la société – société qui porte aux nues les activités productives. Dans les villes où les aménagements urbains, les services, les activités n’ont pas été pensés pour ce temps de la vie, la retraite n’est pas toujours bien vécue. C’est du moins ce que met en évidence le baromètre du bien-vieillir de la Fondation Korian : le taux de retraités estimant que la vie est source de plaisir est en recul depuis plusieurs années².

Le passage à la retraite nécessite une période d’acceptation de ce nouveau statut et de ces nouveaux modes de vie par les no workers eux-mêmes et par les autres. Durant cette période, les usagers sont amenés à projeter les transformations de leur rythme de vie et de leurs besoins. Cela leur permet ainsi d’identifier leurs désirs futurs d’appropriation de leur logement, leur quartier et leur ville. Si on parle ici d’une période d’acceptation, elle n’existe que de façon abstraite, hypothétique, elle n’est pas clairement définie. Certains peuvent se sentir dépourvus face à ces changements parfois soudains.

On comprend qu’il est nécessaire d’accompagner cette période de la vie. La sociologue Mélissa Petit parle même de la préparer en amont afin de passer le cap le plus sereinement possible.

En fin de carrière, Marie a pu expérimenter un passage à la retraite progressif. L’expérience fut donc moins brutale pour elle que pour Sylvie. Mais cela reste une initiative personnelle : la manière d’aborder la retraite est du ressort de l’individu lui-même plus que de la société dans laquelle il évolue.

La retraite métamorphose le quotidien ; les rapports au temps et à l’espace évoluent. Sophie, par exemple, reconfigure son appartement au moins deux fois par an. Le no worker bénéficie, en effet, d’un temps libre sans limite. Sa pratique et sa perception du logement se transforment. Ses activités se sédentarisent autour de son habitat, engendrant une temporalité contemplative de son propre chez-soi. Ce temps plein à disposition peut ainsi être mis à profit pour adoucir le passage de la vie productive et la vie de retraité, mais aussi pour anticiper les besoins d’accompagnement et d’adaptabilité futurs. Ce temps peut être dédié à la réflexion et la réinvention de soi, à l’écoute de nouvelles possibilités, de nouveaux besoins, de nouveaux désirs.

Si les espaces eux-mêmes ne sont pas anodins, ce sont aussi les liens, les réseaux, l’entourage qui créent un environnement propice à l’épanouissement des no workers. À Gennevilliers, Ginette Francequin et Ginette Fiquet sont toutes deux devenues des figures dans leurs quartiers respectifs. Pour cette raison, elles se sentent en sécurité dans leur logement et ne projettent pas leur départ.

Dans cette enquête, les experts interrogés nous ont rappelé que l’isolement des plus âgés, phénomène relativement courant, est un facteur aggravant de fragilité. Rappelons que 27 % des Français de 60 ans et plus éprouvent un sentiment de solitude, dont 9 % de façon régulière³. Les relations doivent donc être renforcées, protégées, non seulement pour contrer ce sentiment de solitude, mais également pour permettre aux ainés de contribuer à la société et se sentir utiles. C’est d’ailleurs un souhait des usagers séniors de consacrer leur temps libre aux autres.

Pour répondre à cet appétit d’échanges, nous devons imaginer des environnements permettant aux no workers de consacrer du temps à autrui et de profiter du soutien d’une compagnie, d’un voisinage, d’une communauté. Plus que de créer des connexions intergénérationnelles ponctuelles, il s’agit de permettre à chacun de vieillir parmi les « siens », dans un cercle choisi de personnes partageant des valeurs communes fortes – à l’image du projet des Babayagas ou de la Maison de la Diversité des Audacieux. C’est d’ailleurs auprès de ces derniers que Maurice trouve un sentiment de sécurité, un sentiment que ne lui procure pas le quartier où il vit, la plus grande cité-
jardin de France, au Chesnay. Aussi agréable soit-il, un cadre de vie ne peut satisfaire à lui seul le besoin de sécurité, de liens, d’appartenance des plus âgés.

Cette notion d’écosystème actif autour des séniors, on la retrouve dans des projets comme le Moulin sur Volane ou le Rinck. L’un intègre des logements à destination de familles et met à disposition des locaux associatifs ; l’autre propose des logements étudiants et s’accompagne d’un immeuble de bureaux. La juxtaposition et la multiplication de différents programmes au sein d’une même opération favorisent les relations que peuvent entretenir les no workers avec le reste de la société, gommant ainsi la limite entre productifs et retraités.

Plusieurs types de relations sont à renforcer. D’abord les relations intergénérationnelles, par la réactivation d’habitats familiaux où les générations peuvent s’entraider. Ensuite les relations d’interdépendance, grâce à la création de communautés solidaires, dans lesquelles les populations fragilisées recréent du lien entre elles, mais aussi avec les aidants. Enfin, des relations liées à l’interservice.

Vivre en ville, ce n’est pas seulement le fait d’habiter, mais bien aussi le fait de partager. Il faut donc concevoir des lieux multifonctionnels où l’offre de services et d’habitat est flexible et évolutive en fonction des besoins des résidents. Par ces dynamiques, sera rétabli l’équilibre entre tous, entre jeunes et vieux, entre dépendants et bien portants, entre aidants et aidés.