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Analystes #4

Sonia Lavadinho - Les mètres carrés heureux

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Sonia Lavadinho, est anthropologue urbaine et géographe, directrice de Bfluid, bureau d’études en mobilité. Elle étudie depuis 30 ans la façon dont l’aménagement des villes peut renforcer la place du corps en mouvement, favorisant ainsi une plus grande cohésion sociale et interrelationnelle.

  • Par Guillaume Sicard
  • Le 23 septembre 2020 à la Maison de l'architecture Île-de-France
  • Montage : Valentin Brion Musique - Ezechiel Pailhès Label - Circus Company

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Contenu du podcast

Retranscription de l’entretien

Retrouvez l’analyse de l’entretien de Sonia Lavadinho,
dans l’ouvrage du Printemps de l’Hiver.

La marchabilité, vecteur social ?
• Supermanzanas, cœurs de quartier
• Villes multi-vitesse
• Raisonner en “mètres carrés heureux”
• Un premier kilomètre à enrichir

Retranscription de l’entretien

Sonia, vous travaillez depuis vingt ans, notamment sur la façon dont l’aménagement des villes peut renforcer la place du corps en mouvement, favorisant ainsi une plus grande cohésion sociale et intergénérationnelle. À ce titre, pouvez-vous nous expliquer en quoi la marchabilité, et plus largement l’espace public, est un vecteur de lien social ?

Nous sommes des bipèdes. C’est sur nos deux pieds que nous sommes, généralement, au plus fort de nos capacités pour entrer en relation avec le monde, avec les autres. Donc, je pense que tout espace qui permet aux gens d’être sur leurs deux pieds est un espace qui, potentiellement, fabrique la ville relationnelle, qui est pour moi la ville la plus importante à fabriquer, bien au-delà de la ville fonctionnelle, de la ville économique, de la ville sociale au sens où on l’entend habituellement.

Cette ville des interactions est clé, elle est la première à laquelle on devrait porter attention. De ce point de vue, l’espace public est un vrai vecteur de lien social ; c’est là qu’il va s’exprimer le plus clairement. Il y a évidemment d’autres lieux au sein des équipements publics, je pense par exemple à ce qui se passe dans une piscine, dans une médiathèque ou dans une bibliothèque, même si le lien social y est moins visible. L’espace public permet aussi un lien social spontané entre des personnes qui n’avaient pas forcément envisagé d’entrer en interaction. Plus l’on parvient à générer cette spontanéité dans la rue, sur les places, dans les parcs, plus la ville assume sa force.

C’est un peu la place du marché du dimanche sur laquelle on se réunit.

Oui, le marché peut vraiment jouer ce rôle au sens premier du mot commerce, qui est l’interaction. C’est un aspect très intéressant sur les marchés. On voit les interactions entre les personnes qui achètent et ceux qui vendent, mais on voit surtout les interactions entre les personnes qui achètent. Elles vont discuter, échanger, et c’est cela qui est intéressant. Le marché, c’est d’ailleurs l’une des demandes les plus importantes de la période post-Covid. On constate une émergence de la ville relationnelle à laquelle on tenait beaucoup, qui s’exprimait sur les terrasses, sur les marchés, parce que ce sont vraiment des dispositifs de sociabilité importants.

L’espace public permet aussi un lien social spontané entre des personnes qui n’avaient pas forcément envisagé d’entrer en interaction. Plus l’on parvient à générer cette spontanéité dans la rue, sur les places, dans les parcs, plus la ville assume sa force.

Mais sur un marché, le lien est avant tout commercial. De quelle manière l’espace public peut-il être un lien intergénérationnel ?

Il le peut en donnant beaucoup de place aux bancs ludiques, comme je les appelle. Pour les enfants, pour les familles, pour accueillir les personnes qui ont envie d’être dans la proximité. C’est aussi le cas des seniors.

À Barcelone, par exemple, les Supermanzanas sont dans cette logique de conquérir le cœur des quartiers, une logique qui consiste à dire que toutes les rues n’ont pas vocation à être des rues circulées. Certaines d’entre elles gagneraient à mettre en avant la fonction civique, la fonction relationnelle, pour en faire des cœurs de quartiers. Avec des mailles plus élargies, on peut passer d’un système de rues circulées tous les 100 mètres à un système de rues circulées tous les 400 mètres, ce qui libère un espace au centre de ces 400 mètres. Si on fait le compte : 400 fois 400, cela fait quand même 16 hectares, ce n’est pas rien. Seize hectares au sein desquels les personnes vont pouvoir investir l’espace, non plus dans une logique de transit, de « je passe par là », mais plutôt de microséjour, de discussion. Et de jeu, au sens large du terme. Cela peut être le jeu des enfants, mais aussi celui des aînés qui jouent aux échecs ou qui prennent le temps de vivre, de discuter dans la rue.

Cette transformation des rues en « rues-places » est pour moi un aspect fondamental de la question. Quand on pense que la plupart des villes ont un patrimoine viaire de 2 000, 3 000 ou 5 000 kilomètres… A-t-on vraiment besoin de ces milliers de kilomètres uniquement pour circuler ?

Cette transformation des rues en « rues-places » est pour moi un aspect fondamental de la question. Quand on pense que la plupart des villes ont un patrimoine viaire de 2 000, 3 000 ou 5 000 kilomètres… A-t-on vraiment besoin de ces milliers de kilomètres uniquement pour circuler ?

Le fait de redéfinir l’espace public en excluant une partie du transit, n’est-ce pas opposer la ville inclusive à la ville productive ?

C’est une vraie question concernant les personnes qui viennent des périphéries et veulent entrer dans le centre ou les centres, parce qu’il y a quand même beaucoup de centralités. D’ailleurs, je défends aussi l’idée que les centralités périphériques doivent aussi être « humanisées », si je peux dire.

Selon moi, la question est plutôt de savoir comment combiner des dynamiques de vitesse et des dynamiques de proximité, d’apaisement, des dynamiques qui permettent des déplacements plus humains, de l’ordre de 5 km/h, 10 km/h, en tout cas moins de 20 km/h. Savoir comment gérer, articuler les lisières entre différents types d’espace qui permettent différentes vitesses. Savoir tendre vers un équilibre global. Une ville où la vitesse est présente à 80 ou 60 % dans ses espaces n’est pas équilibrée par rapport à ses fonctions relationnelles, émotionnelles, intergénérationnelles…

Savoir comment gérer, articuler les lisières entre différents types d’espace qui permettent différentes vitesses. Savoir tendre vers un équilibre global. Une ville où la vitesse est présente à 80 ou 60 % dans ses espaces n’est pas équilibrée par rapport à ses fonctions relationnelles, émotionnelles, intergénérationnelles…

Dans une interview au journal Le Monde en date du 9 septembre 2020, vous dites qu’il faut une autre philosophie du partage de l’espace. Pouvez-vous expliciter votre concept de « parcours expérientiel » ?

On a tendance à beaucoup planifier, à prévoir les aménagements de manière top-down ; ce qui ne favorise pas une manière vivante de faire qui, si l’on observe les écosystèmes, possèdent une logique d’auto-organisation des êtres qui les composent. On saucissonne plutôt des mètres carrés et on les attribue de manière très rigide à partir de logiques de transit.

Il y a une foule d’usagers qui se déplace à 2 km/h dans les rues : les seniors qui marchent le plus lentement, ceux qui flânent, qui font du lèche-vitrine. Pour qu’une rue commerçante fonctionne bien, les gens ne doivent pas s’y déplacer à plus de 2 ou 3 km/h. C’est une vitesse avec laquelle on doit vivre. Mais il y a aussi une foule de gens qui vont à 7, 8, 10, 15 ou 20 km/h, sans compter les véhicules à assistance électrique dont les vitesses peuvent s’élever à plus de 30 km/h. Gérer ces différentiels de vitesse au sein d’espaces parfois contraints est extrêmement compliqué.

Pour revenir à la globalité du patrimoine viaire, il est clair pour moi qu’il existe une possibilité de répartir différemment ces 2 000 ou 5 000 kilomètres. On devrait suivre une logique de lisières d’écosystèmes dans lesquelles l’essentiel devrait être dédié aux vitesses en deçà, plus ou moins, de 20 km/h. C’est, disons, la vitesse la plus admise. Elle a été testée dans la plupart des pays européens, avec des zones de rencontres qui ont pu démontrer qu’il s’agit de la vitesse permettant au mieux que les gens s’auto-organisent et qu’il y ait le moins de conflits d’usages.

Il y a une foule d’usagers qui se déplacent à 2 km/h dans les rues : les seniors qui marchent le plus lentement, ceux qui flânent, qui font du lèche-vitrine. Pour qu’une rue commerçante fonctionne bien, les gens ne doivent pas s’y déplacer à plus de 2 ou 3 km/h.
C’est une vitesse avec laquelle on doit vivre.

Vous me parlez de vitesse, de la ville et ses différentes vitesses, mais comment se pose-t-on en ville alors que l’on nous impose des mesures de distanciation ?

Oui, il est clair que la question de la distanciation sociale aide à inventer des systèmes plus créatifs pour être ensemble. Il me semble que de dire « restons séparés » est un mauvais parti-pris, ce n’est vivable, en tout cas pas sur le long terme. L’objectif premier reste celui de la ville de la rencontre, et la question qui demeure est : comment peut-on assurer cela ? Y compris en tenant une certaine distance physique. Il y a une approche de design urbain à revoir : comment l’on peut observer une proximité infractionnelle tout en étant dans une certaine distance physique. Je pense aussi que les approches artistiques peuvent très bien résoudre cette question.
Je reviens sur les parcours expérientiels. Je pense que derrière cela se pose la question de comment on peut donner l’expérience d’être ensemble. Si on est à 1 mètre ou à 2 mètres les uns des autres, on parvient quand même à garder cette expérience. Ce ne sera pas forcément grâce au banc classique, mais il y a beaucoup de types de bancs possibles, d’aménagements urbains qui permettraient d’être en co-présence forte et de maintenir des liens, tout en n’étant pas serrés les uns contre les autres.

Nous sommes dans une logique d’augmentation de la consommation foncière, une consommation très forte par rapport à nos besoins de mobilité et d’habitat sans pour autant que les mètres carrés heureux augmentent. L’important dans cette consommation de mètres carrés, c’est dans quelle mesure on pourrait optimiser la construction de la ville — la ville habitable, en l’occurrence — par une production plus concentrée.

Le foncier est un autre sujet, pour créer du logement dans les zones tendues. On parle de Paris intra-muros, mais même en périphérie, il faut de l’espace public, mais aussi du résidentiel pour un bon équilibre.

Oui, cette crise sanitaire montre l’opposition entre certaines villes qui ont la capacité d’offrir plus de respiration végétale, mais aussi minérale, et d’autres dont l’intensité urbaine s’est essentiellement affirmée sur des fonctions résidentielles et fonctionnelles. La fonction primaire d’une ville, selon moi, ce n’est pas habiter. Évidemment, il faut avoir un toit sur la tête, c’est un besoin primaire, mais sur cette question aussi nous sommes dans une logique d’augmentation de la consommation foncière, une consommation très forte par rapport à nos besoins de mobilité et d’habitat sans pour autant que les mètres carrés heureux augmentent. L’important dans cette consommation de mètres carrés, c’est dans quelle mesure on pourrait optimiser la construction de la ville — la ville habitable, en l’occurrence — par une production plus concentrée. Pas une concentration au sens spatial, mais plutôt de manière à optimiser le nombre de mètres carrés heureux par rapport au total des mètres carrés produits. J’entends par mètres carrés heureux, des mètres carrés appropriables, utilisés de façon intense et de façon relationnelle.

La question principale, je pense, est plutôt celle de l’aménagement de l’espace-temps, de quelle manière notre temps est réparti sur les espaces. Je défends l’idée que, globalement, il est important que l’on puisse élasticiser nos temps, investir les heures creuses, les temps de milieu de journée, les temps nocturnes, les temps du week-end.

D’après vous, la crise de la Covid-19 a fait prendre conscience aux politiques que les villes manquaient de partage ? Qu’elles avaient même du mal à définir la dose de partage acceptable ?

Oui, très clairement, nous avons bien vu la faiblesse de ce « premier kilomètre », cette fameuse ville du quart d’heure, que l’on a déjà évoquée, où la richesse des choses est possible. Il y a des cas où cela se passe très bien, où c’est très diversifié, mais la grande majorité des cas, les quartiers résidentiels n’ont pas ce kilomètre autour d’eux, ce kilomètre désirable. Il y a un vrai travail à faire sur ce kilomètre. Pour moi c’est l’urgence en ce qui concerne les promoteurs, que ce soit pour la fabrication de nouveaux quartiers ou pour la rénovation urbaine. Avec parfois des choix un peu difficiles à faire, consistant à dire que certains quartiers ne sont pas adaptés du point de ce premier kilomètre et qu’il faudrait intensifier leur rénovation ou, pour d’autres, décider qu’ils n’ont pas le potentiel pour atteindre ce niveau de diversité en matière d’usages, qu’ils ne sont pas assez résilients pour proposer ce premier kilomètre. Cela pourrait poser la question de leur devenir, soit en les laissant de côté soit en les convertissant avec d’autres types d’espaces, pour finalement se concentrer sur la désirabilité de l’habitat dans des endroits qui possèdent le potentiel pour enrichir le premier kilomètre.

Comment on peut imbriquer dans le quotidien les motifs liés aux loisirs, à la détente, à la sociabilité, comment on peut multiplier les liens entre les divers toits, que cela soit le toit qu’on a sur la tête quand on dort, le toit de notre ordinateur, le toit où l’on boit, où l’on mange, le toit où on passe du temps avec ses enfants. Tous ces toits-là auraient besoin d’être beaucoup plus reliés par l’espace public

Quelle ville ou quel type de ville auraient, d’après vous, le plus de potentiel dans cette démarche ?

On pourrait le faire à toutes les échelles.

L’option métropolitaine est une option qui met toujours plus de pression et qui, par définition, élargit mécaniquement les distances, ce qui fait que l’on est toujours dans une logique d’aménagement d’espace. Les politiques publiques se focalisent là-dessus. Alors que la question principale, je pense, est plutôt celle de l’aménagement de l’espace-temps, de quelle manière notre temps est réparti sur les espaces. Je défends l’idée que, globalement, il est important que l’on puisse élasticiser nos temps, investir les heures creuses, les temps de milieu de journée, les temps nocturnes, les temps du week-end. Tous ces temps-là, qui sont aujourd’hui envisagés dans la planification comme des temps secondaires, sont pour moi des temps essentiels, qui mériteraient beaucoup plus d’attention dans la façon dont on programme la ville.

Il y a une question plus large qui est celle de se dire : pourrait-on vraiment changer ses agendas ? On le voit bien d’ailleurs avec le télétravail, à quel point cela peut permettre d’évoluer dans ce sens. Pour les gens, le choix consiste aujourd’hui à avoir cinq jours de travail par semaine deux jours de week-end. Du coup, ils sont beaucoup trop contraints durant la semaine, courent toujours plus, et courent aussi le week-end pour leurs loisirs alors qu’il s’agit justement d’un moment pour décompresser. C’est lié au fait que l’on devrait, de façon beaucoup plus uniforme, injecter des moments calmes, des moments de pause, des moments de repos, des moments de détente dans nos agendas de la semaine.

Pour moi la question est celle de comment on peut imbriquer dans le quotidien les motifs liés aux loisirs, à la détente, à la sociabilité, comment on peut multiplier les liens entre les divers toits, que cela soit le toit qu’on a sur la tête quand on dort, le toit de notre ordinateur, le toit où l’on boit, où l’on mange, le toit où on passe du temps avec ses enfants. Tous ces toits-là auraient besoin d’être beaucoup plus reliés par l’espace public. La vraie fonction de ces moments à imbriquer serait d’accueillir à la fois le corps en mouvement et le corps détendu.

L’une des questions pour moi est celle de l’autonomie. Comment l’on parvient à garder une autonomie jusqu’à la fin de sa vie. Et c’est directement corrélé à la taille du territoire que l’on peut parcourir à pied. Il y a donc un véritable enjeu avec ce premier kilomètre, cette ville du quart d’heure. Lorsqu’une personne perd son autonomie, sa carte mentale, son univers commencent à rapetisser.

Merci Sonia. Afin de conclure notre échange, une question ouverte : c’est quoi, pour vous, bien vieillir en ville demain ? En 2030, 2040, 2050 ?

Je pense que bien vieillir serait de pouvoir continuer à vivre comme on a vécu. Une des difficultés principales concernant le vieillissement c’est que l’on ressent de plus en plus les contraintes, les petites irritations. Les petits obstacles que l’on connaissait dans notre quotidien deviennent plus insurmontables. L’une des questions pour moi est celle de l’autonomie. Comment l’on parvient à garder une autonomie jusqu’à la fin de sa vie. Et c’est directement corrélé à la taille du territoire que l’on peut parcourir à pied.

Il y a donc un véritable enjeu avec ce premier kilomètre, cette ville du quart d’heure. Lorsqu’une personne perd son autonomie, sa carte mentale, son univers commencent à rapetisser.

La question du bien vieillir est aussi liée au fait de rester en lien fort, à la fois avec les personnes du voisinage et avec tout le tissu social. Il ne s’agit pas de fabriquer la ville des seniors — la question serait mal posée si elle était posée comme ça — mais de rendre la ville, en général, non seulement plus acceptable, mais aussi plus désirable pour les personnes âgées.

Merci Sonia pour cet échange très constructif. C’était le Printemps de l’Hiver avec Guillaume.

Interview réalisée le 23 septembre 2020 à la Maison de l’architecture Île-de-France par Guillaume Sicard