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Analystes #2

Serge Guérin - La guerre des générations

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Serge Guérin est sociologue, spécialiste de la « séniorisation » de la société, des enjeux de l’intergénération, et des théories de l’éthique de la sollicitude. Il est également président du conseil scientifique de la Fondation Korian pour le bien-vieillir.

  • Par Aurélie Barbey & Guillaume Sicard
  • Le 11 novembre 2019 à la Maison de l'architecture Île-de-France
  • Montage : Valentin Brion Musique - Ezechiel Pailhès Label - Circus Company

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Contenu du podcast

Retrouvez l’analyse de l’entretien avec Serge Guérin,
dans l’ouvrage du Printemps de l’Hiver.

La mixité générationnelle, un “mythe” qui tient la route
• L’intergénérationalité, de la contrainte au bénéfice
• Des logiques économiques à l’origine des espaces partagés
• Des robots en maison de retraite demain ?
• Une sécurisation imposée
• Vieillir ensemble

Retranscription de l’entretien

Bienvenue et merci d’écouter le Printemps de l’Hiver, un podcast réalisé par des architectes qui s’interrogent sur la question « Comment bien vieillir demain en ville ? ».

Serge Guérin est un sociologue français spécialiste de la séniorisation de la société, des enjeux de l’intergénérationnel et des théories de l’éthique de la sollicitude. Il est également président du conseil scientifique de la Fondation Korian, acteur économique important des EHPAD en France.

Pourquoi, selon vous, la guerre des générations n’aura-t-elle pas lieu ?

Vous abordez cette question sur la guerre des générations à un moment, c’est-à-dire fin 2019, où des confrontations très fortes se font jouer autour de la réforme des retraites et par voie de conséquence sur le gap entre les générations. Et pour cause, si cette réforme vise des personnes nées, par exemple, après 1975, elle marquera très fortement les générations. De la même manière, la question technologique est omniprésente. Il y a les générations nées avec l’Internet et les réseaux sociaux qui la vivent pleinement et celles qui la subissent et ne la comprennent pas. La tentation est donc d’affirmer qu’il existe des oppositions et des différences fortes entre ces tranches d’âges.
Pour ma part, je constate d’après mes études et l’ouvrage réalisé avec l’un de mes collègues philosophes que ce qui « tient » le mieux dans les grands mythes fondateurs autour de la mixité sociale et culturelle c’est la mixité intergénérationnelle. C’est celle qui est la plus forte, la plus puissante tout simplement parce qu’elle est la plus évidente aux yeux de tous. Il est à noter que dans les périodes de contraintes, de crise et de difficultés économiques, c’est la famille qui fonctionne le mieux.
Par conséquent, les plus jeunes ont tendance à se rapprocher des plus vieux en termes de soutien, mais inversement, les plus vieux ont aussi tendance à le demander aux plus jeunes. De fait, l’on voit bien que la guerre des générations n’aura pas lieu, ce serait même l’inverse.
Si je prends, par exemple, le monde de l’entreprise l’on s’aperçoit qu’il existe une nouvelle réaction que l’on nomme la notion de réciprocité. Avant l’ère numérique, j’apprenais toujours de la part des « anciens », aujourd’hui, c’est toujours le cas à ceci près que les anciens peuvent aussi apprendre des plus jeunes dans le domaine des technologies, cette notion de réciprocité n’existait pas auparavant. De fait, la guerre des générations n’existe pas, mais il y aurait même une alliance des générations puisque chacune a la conscience qu’elle peut apprendre quelque chose de l’autre.

Quelles sont alors les limites de l’intergénérationnel ?

L’intergénérationnel est à la fois une réponse en soi et une réponse de la société. En qualité de sociologue, je regarde le monde tel qu’il va ou tel qu’il ne va pas et sans porter de jugement. Il faut d’abord prendre les faits, les analyser et ensuite seulement et se dire Que peut-on faire ? Si l’on refuse les faits, il y a peu de chance d’avancer.
Les faits donc. Nous observons que, globalement, les gens ne s’opposent pas entre générations, mais au contraire, ils ont même plutôt tendance à s’entraider. Ce n’est donc pas une question de générations, c’est une question de substrat social ou de situation sociale.
Toutes les dimensions intergénérationnelles - qu’elles soient de l’ordre de la famille, du petit groupe, ou dans une vision plus large – apportent des réponses possibles et parfois même des réponses qui existent déjà, y compris dans le domaine de l’habitat; et ce, pour réinventer une société de la longévité, à la fois plus soutenable, plus solidaire. Finalement, les interactions permettent- en limitant la dépense publique - d’améliorer la vie quotidienne, la qualité de vie, des plus jeunes comme des plus vieux.

Il est à noter que dans les périodes de contraintes, de crise et de difficultés économiques, c’est la famille qui fonctionne le mieux. Par conséquent, les plus jeunes ont tendance à se rapprocher des plus vieux en termes de soutien, mais inversement, les plus vieux ont aussi tendance à le demander aux plus jeunes. De fait, l’on voit bien que la guerre des générations n’aura pas lieu, ce serait même l’inverse.

On a le sentiment, en vous écoutant, que c’est la ville qui crée la solitude, en tous les cas, qu’elle a un rapport avec la densité ou la proximité.

Tout dépend de ce qu’on appelle “la ville” ! A vrai dire on la perçoit d’abord à travers son quartier. Et plus on est âgé, plus c’est le cas, mais c’est aussi vrai pour une grande partie de la population. L’idée que nous sommes des nomades passant notre temps entre deux Hub d’aéroports est erronée, la réalité n’est pas du tout celle-ci ! Pour une majorité de la population, elle se trouve dans les 500 mètres autour de chez elle, c’est son environnement premier, immédiat. De fait, je peux vivre dans une très grande métropole, que ce soit Paris, en Île-de-France, Boulogne-Billancourt ou autres et vivre dans un micro quartier duquel je sors peu. Nous avons relevé des exemples, notamment en banlieue, où les habitants restent dans leur commune sans jamais en sortir ou rarement. Qu’ils soient jeunes ou vieux. Ce n’est pas une question d’âge, mais davantage un sentiment de sécurité lié au fait que l’on y connait « son » monde. Ce sentiment est ravivé dans la mégapole où il fait bon d’être dans son petit quartier, l’idée d’en sortir nourrit une certaine inquiétude pour beaucoup de gens. A mon sens, le grand problème est celui-là. On a besoin d’être avec des gens qui, à priori, ne vont pas se confronter à moi et m’insécuriser.

Nous observons que, globalement, les gens ne s’opposent pas entre générations, mais au contraire,
ils ont même plutôt tendance à s’entraider. Ce n’est donc pas une question de générations, c’est une question de substrat social ou de situation sociale

Dans ce cas de figure où implanter les espaces dédiés aux séniors, EHPAD, RSS, Marpa ou autres ? Ne serait-ce pas en ville ou proche du centre-ville puisque vous évoquez ce périmètre de 500 mètres dans lequel tout le monde circule pour trouver des services ? Le sujet intéresse également les personnels de santé peu valorisés qui ont besoin de proximité pour accompagner les séniors ?

C’est essentiel d’intégrer cette dimension dans une réflexion urbanistique, architecturale, voire politique car, selon les âges, les personnes devraient se voir accorder le droit à vivre autrement. Concernant les aidants, il faut rappeler qu’il y a dix ans on leur a accordé une journée nationale, une première reconnaissance. Autrefois, le mot “aidant” était inconnu, cette journée dédiée était censée réfléchir à leur rôle et place dans la société. Et pour cause : ce sont les soldats inconnus, des héros du “Care » et de la solidarité. Notre système de santé tient très largement sur l’implication de ces bénévoles. Quand je réfléchis à ces questions, je remarque qu’il n’existe aucune donnée chiffrée à leur sujet. Sait-on seulement combien ils pèsent économiquement ? Il y a 8 millions et demi d’aidants, si l’on ajoute au moins 500.000 jeunes, nous sommes entre 8 millions et 12 millions de personnes qui en accompagnent d’autres à titre bénévole. On ne considère pas qu’ils travaillent mais qu’ils accompagnent parce que ces personnes sont souvent des membres de la famille, mais pas toujours. Dans une étude BVA effectuée il y a maintenant quelques années, il était indiqué que dans 18% des cas il s’agissait de voisins, d’amis, mais très majoritairement de la famille. Reste à savoir comment mesurer économiquement ce système parallèle ? Dans mon souvenir, le chiffre de 168 milliards d’euros était avancé, c’est-à-dire 20 heures par semaine, à 19 € de l’heure, pour 8 millions et demi de personnes. Simple comme calcul ! Or les économistes et les énarques ne comptent pas de la même manière, à leurs yeux cette économie solidaire ne s’élèverait qu’à 16 milliards !

Nous, les sociologues nous avons fait un calcul tout bête en tenant compte de la réalité telle qu’elle se vit au quotidien pour des milliers de personnes. S’il fallait les payer au regard de leur temps et de leur investissement, il faudrait effectivement mettre 168 milliards d’euros sur la table. Aujourd’hui, toutes les dépenses de santé en France représentent 240 milliards d’euros, ce sont donc les deux tiers. Sans compter qu’il faudrait à l’avenir des centaines de milliers, voire des millions de personnes pour venir travailler dans le secteur. C’est pourquoi nous avons pointé de la règle ce phénomène en disant : “attention !”. Ces aidants bénévoles, souvent dans la moitié des cas, sont des gens eux-mêmes âgés, quelle est leur place dans la cité ? Quelle est leur place dans le territoire ? Ne faudrait-il pas construire des équipements mieux adaptés ? Et puis surtout, il faut noter que ces personnes se dévouent parce qu’elles ne trouvent pas le personnel compétent, soit il n’existe pas, ou quand il existe, elles ne peuvent pas se le payer !

Finalement, les interactions permettent - en limitant la dépense publique - d’améliorer la vie quotidienne,
la qualité de vie, des plus jeunes comme des plus vieux.

Ne faudrait-il pas alléger les charges des aidants qui représentent ce que Arnaud Montebourg appelait la « Silver économie » ? Cette dernière répond-t-elle aux séniors ou aux aidants ?

La « Silver économie » a été inventée dans une vision économiste des choses et c’est effectivement Arnaud Montebourg, en qualité de ministre du redressement productif qui avait mis en place 37 priorités à l’époque. Mais j’ai envie de dire que lorsque l’on a 37 priorités, c’est qu’on n’a pas de priorités ! Pour autant, l’idée était intéressante car elle pointait une source de développement économique et surtout une opportunité, y compris pour les parties prenantes qui, jusqu’à présent, ne s’étaient absolument pas intéressées aux personnes âgées. Au bout du compte, son relatif échec est venu du fait que l’on a d’abord vu l’intérêt économique avant de voir les personnes, c’est-à-dire la dimension humaine du sujet. Deux années de suite, j’ai présidé un jury autour de la « Silver économie » et la question que je posais au candidat était : “Avez-vous déjà vu un vieux ?”. Et la deuxième question : “Les aimez-vous ? Parce que si vous ne les avez jamais vus, vous ne les aimerez pas, c’est super dur de faire des projets qui leur correspondent ». Par ailleurs, je me suis rendu compte que beaucoup de ces projets étaient technologiques : il s’agissait de créer une application plus ou moins reliée à un système de caméra de surveillance, bref, comme très souvent, quand on ne sait pas répondre un problème, on y répond par la technologie.

Selon vous la « Silver économie » prône-t-elle le transhumanisme ? Y voyez-vous un quelconque progrès scientifique pour l’avenir de l’homme ?

Il y a quelque chose autour de cet objectif, en effet, et pour une grande partie des acteurs de la « Silver économie », l’idée est de parvenir à un vieillissement augmenté en réduisant les inconvénients de la vieillesse par la mobilisation des nouvelles technologies.
Certes, dans certains cas, elles peuvent évidemment avoir des apports extrêmement intéressants, mais à mon sens, cette vision des choses qui passe par l’amélioration de la qualité de vie des séniors passe d’abord par les aînés en mobilisant aussi la société dans son ensemble. Il s’agit de refaire du lien social et dans certains cas, des solutions technologiques peuvent y servir. Mais ce ne sont que des outils au service d’un projet qui concerne la longévité solidaire et durable.

On a besoin d’être avec des gens qui, à priori, ne vont pas se confronter à moi et m’insécuriser

Au seuil du XXIe siècle, nous avons l’impression qu’il y a une demande de service grandissante. Mais il y a aussi, on l’a évoqué, une baisse du pouvoir d’achat de ces populations qui se trouvent fragilisées. Dans ces conditions, comment la ville, surtout en zone tendue comme la région Île-de-France, en perte de foncier, peut-elle opérer pour éviter de voir ces personnes fuir vers le Sud ou ailleurs, en un mot, comment faire pour les garder dans leur secteur d’origine ?

Très bonnes questions ! Mais a-t-on envie de les garder dans leur secteur d’origine ? Le vieux n’est pas productif, n’est pas progressiste, il n’est pas garant d’une image de dynamisme, et en prime, les vieux prennent de la place. Les vraies questions sont là.
Sans vouloir afficher une figure un peu fasciste voire Mussolinienne, les jeunes représentent la force et l’avenir. L’on voit ce raisonnement chez toute une partie de la gauche, parce que le jeune représente le progrès, l’innovation, c’est lui qui va conduire la société vers des lendemains radieux et qui chantent alors que le vieux est ringard, conservateur, il nous fait reculer. Des deux côtés du panel idéologique, vous avez un même réflexe « antivieux ». C’est intéressant. D’ailleurs, cette réflexion se retrouve chez bon nombre de maires, pas tous il est vrai, qui sont des bâtisseurs et qui ne veulent pas s’investir pour les vieux mais pour la jeunesse. Un ensemble d’élus et d’acteurs politiques n’ont pas envie d’avoir de se consacrer aux séniors qui ne les intéressent pas du tout. D’autres en revanche sont plus agiles en pensant à cet électorat qui peut les servir.
Interrogeons nous aussi de savoir pourquoi dans certaines villes, les retraités partent dès qu’ils le peuvent. Peut-être subsiste-t-il cette peur de l’autre ou la crainte d’une promiscuité qui leur devient de plus en plus difficile. À l’inverse, les populations « actives » peuvent avoir tendance à les pousser dehors.

Vous parlez de Paris, en particulier ?

Une métropole comme Paris peut l’être, ou sa périphérie proche et ce pour différentes raisons, c’est trop difficile d’y vivre, ça va trop vite, je me sens dans une insécurité culturelle très forte et c’est trop cher. D’autant qu’on l’oublie, mais à la retraite les revenus sont nettement moins importants qu’auparavant. Notons que la deuxième source de demande d’entrée dans le logement social aujourd’hui est faite par des retraités. Le monde HLM doit maintenant accueillir des gens assez âgés alors qu’avant les offices accueillaient plutôt des jeunes familles, c’est un élément à prendre en compte. Vous dites que les gens âgés sont propriétaires, les chiffres le prouvent, 75 % des retraités le sont contre à peu près 57 % de la population en France. Du coup, l’on pense que les vieux sont riches, je rappelle qu’être propriétaire, ce n’est pas nécessairement être riche. Je peux être propriétaire de mon petit pavillon dans le Val-de-Marne, et ce petit pavillon ne vaut plus rien et personne ne va l’acheter. Or, c’est toute une vie de sacrifice ce pavillon, un bien immobilier que l’on voudrait donner à ses enfants, l’héritage compte aussi, ce que l’on va laisser derrière soi et c’est parfois impossible car il faut vendre à un moment donné pour aller vivre dans un lieu adapté, une maison de retraite médicalisée, peut-être une résidence senior services ou une résidence autonomie. Quand à 80 ans l’on se rend compte que cette propriété ne vaut plus rien et qu’elle ne pourra pas financer un lieu de fin de vie, c’est abominable. Par ailleurs, dans certaines communes, ce sont des anciens appartements véritables passoirs thermiques qu’il faut réaménager alors que cet espace ne convient plus pour les vieux jours, il n’est plus adapté.

La deuxième source de demande d’entrée dans le logement social aujourd’hui est faite par des retraités.

Pour clôturer notre échange, nous aimerions vous demander votre avis sur le bien vieillir demain en ville ? Quelles sont les solutions d’après vous ?

La question du bien vieillir, elle est à la fois, normative, l’air de rien, et évidemment totalement subjective. Bien vivre et bien vieillir, c’est d’abord avoir la possibilité des autres. Le risque premier c’est la solitude et cela concerne tout le monde. L’isolement total est encore plus grave pour les séniors. Et la ville peut être un lieu d’isolement total, alors même que je croise des gens ou je pourrais les croiser en théorie toute la journée.
Donc le premier élément du bien vieillir est de trouver les moyens de lutter contre l’isolement. Comment on permet, on autorise, on facilite les passerelles entre des gens âgés et leurs semblables mais aussi des personnes moins âgées, c’est cela le bien vieillir. Et le bien-vivre, c’est d’abord le lien avec les autres. Comment l’organiser et le produire tout en ayant en tête qu’il faut garder des moments tranquilles pour être seuls ? C’est aussi le sujet. Troisième et dernier élément, comment être entendu par les parties prenantes et comment se mobiliser et s’impliquer dans le quotidien et dans le commun. C’est une quête de droits qui implique aussi des devoirs. Enfin, une ville bienveillante est une ville faite pour tous les âges, pas seulement pour les vieux, l’enjeu est donc de fabriquer ou produire « une ville des âges ».

Mais encore ?

Il y a un autre élément à signaler, c’est l’aspect bienveillant de l’urbanité. Une ville Care est une ville de sollicitude auprès des plus âgés et c’est aussi une ville de la prévention.
La prévention démarre à tous les âges de la vie. Elle permet de moins chuter quand on a 90 ans, mais de mieux se nourrir quand on a 10, donc une cité qui fonctionne pour tous les âges. Certes, j’ai une vision idéologique des choses, une vision politique au plus beau sens du terme. Une société de la prévention, c’est une société qui, à tous les âges, nous permet à la fois de mieux vivre soi et de mieux vivre en collectif, et de mieux comprendre le commun. La prévention évidemment prend la dimension écologique en élément absolument central.

Merci Serge Guerin de votre éclairage sur la question des seniors et d’avoir une vision politique à présenter.

Interview réalisée le 11 novembre 2019 à la Maison de l’architecture Île-de-France par Aurélie Barbey et Guillaume Sicard